Au-delà des barrières physiques qui demeurent – même si elles vont malgré tout en diminuant depuis plusieurs années – il reste cette fracture invisible et parfois infranchissable des préconceptions sur le handicap, la maladie chronique, et leurs limites. Plusieurs fois, on s’est étonné que je suis puisse voyager seule, en fauteuil roulant. Comme si une telle chose n’était pas concevable. C’est tout un travail de sensibilisation et d’information que de faire prendre conscience aux autres de nos limites réelles, mais surtout de comment nous les dépassons autrement.
Accueillir les autres dans la normalité du handicap
Parler de son handicap, répondre aux questions qu’il suscite, montrer, expliquer. Faire comprendre aux autres ce qui demeure possible malgré tout, malgré les limites visibles. Souvent bien plus qu’ils ne pensent, au vu de tout ce qu’ils pensent inatteignables pour nous. On met volontiers les personnes en situation de handicap dans une case, dans une petite boîte à coups de :
– « Non, tu ne peux pas faire ça, parce que parce que tu as telle ou telle limite. »
C’est souvent bien-intentionné, rarement malveillant de la part des autres. Ils ne peuvent pas comprendre complètement cette normalité qui diffère de la leur. On se réfère à quelque chose ou quelqu’un comme « normal » s’il rentre dans un standard communément admis. Or, qu’est-ce que la normalité si ce n’est la réalité qui est la sienne ? Le standard qu’on appelle « normalité » est lié à une expérience du monde personnelle et en vient par là-même à être défini par la perception subjective que l’on a de la réalité dans laquelle on est. Les standards de la normalité se construisent aussi dans le temps et « normal » peut ainsi devenir synonyme d’« habituel ». Je dirais ainsi qu’il est « normal » pour moi de ne pouvoir marcher plus d’une centaine de mètres en règle générale et de me déplacer en fauteuil roulant. Mais c’est ma « normalité » individuelle qui s’est construite sur le temps et l’expérience que j’ai fait de ce qui était habituel. Même si je suis bien consciente que ma normalité n’est pas celle d’un autre. En tous cas, sur certains points.
C’est aussi pour cela que les autres voient ma normalité très souvent plus restreinte qu’elle ne l’est en réalité. Je le comprends dans une certaine mesure, car au premier abord, on se dit que quelqu’un qui a un handicap ou une maladie chronique a des limites beaucoup plus définies, beaucoup plus proches, que celles de quelqu’un qui n’a ni maladie, ni handicap. Ce qui n’est pas faux.
Mais, ce que ne comprennent pas toujours les autres, c’est que, à défaut de surmonter de face les limites, on apprend à les contourner. Ce qui revient à non seulement les dépasser, mais aussi à découvrir de nouveaux chemins qu’on ne connaissait pas. On comprend que la question est celle du but qu’on veut atteindre, pas du moyen. Lorsque l’on est en situation de handicap ou avec une maladie chronique, le moyen est souvent différent de celui qu’une personne « valide » aurait adopté. Par exemple, je vais aller en voiture ou en taxi là où quelqu’un serait allé en transports en commun. Mais in fine, j’atteins bien le même objectif. Pour moi, il est important que les autres comprennent que tout, ou presque, est possible. Juste différemment.
Expliquer aux autres la réalité de son handicap ou de sa maladie chronique, c’est les inviter à voir le monde à travers nos yeux et nos limites. Des limites qui sont finalement plus lointaines que ce qu’ils auraient pu penser initialement. On les invite à entrer dans notre normalité, celle de notre expérience personnelle du monde, définie par la perception subjective que l’on a de la réalité dans laquelle on est. Une normalité différente, qui est aussi la nôtre.
Montrer aussi les côtés négatifs du handicap
Mais, tout en présentant tout ce que je peux accomplir malgré mon handicap, je ne veux pas tomber dans l’excès inverse, qui consisterait à minimiser les obstacles ou à faire comme s’ils n’existaient pas. Car alors les autres ne les voient pas. Et c’est pire que quand ils en faisaient toute une montagne. Il s’agit donc de leur en parler, de les leur montrer, mais en même temps de leur dire comment on a appris à les dépasser.
Ainsi, j’explique régulièrement que je n’aime pas du tout les évènements de networking où tout le monde est debout, tandis que je suis en fauteuil roulant : les tables de cocktail m’arrivent à hauteur de visage, je dois tordre le cou pour entendre ce que disent mes interlocuteurs, qui ne pourront faire autrement que de me regarder de haut. Alors j’en invite souvent un ou deux à venir s’asseoir à côté de moi lorsqu’il y a des sièges à disposition. Ce n’est pas faire disparaître l’obstacle, simplement le contourner.
Avec les années, j’ai également appris à ne pas répondre tout le temps à la question : « Comment ça va ? », par « Ça va bien, merci. ». Surtout lorsque cela n’est pas vrai. Parler d’une maladie chronique ou d’un handicap, c’est aussi en assumer les moments plus difficiles, ceux de fatigue, de faiblesse physique, et parfois de découragement moral, ceux qu’on montre moins volontiers parce qu’ils nous renvoient à une part de notre réalité qu’on voudrait parfois oublier. Cependant, ces moments font aussi partie de notre normalité. Avec le temps, j’ai appris à dire « c’est normal pour moi » ou « j’ai l’habitude » parce que dans mon expérience, ne pas pouvoir marcher de façon prolongée ou avoir une période de plus grande faiblesse physique est normal. Même si c’est loin d’être la normalité de la plupart des gens.
C’est aussi parce que cette normalité diffère de la leur que lorsqu’on parle de la maladie ou du handicap avec ses obstacles, il y a aussi parfois ces gens qui sont en admiration béate :
– « Bravo ! Qu’est ce que vous êtes courageuse ! »
Et si cela fait plaisir sur le moment, cela n’empêche pas se dire que certes, on a ses difficultés, mais qui n’en a pas et ne reçoit pas pour autant de reconnaissance ? Ce genre de compliments me rend parfois mal à l’aise parce que cela remet une nouvelle fois à part, cela distingue.
Tout cet exercice de parler de la maladie, de la présenter, c’est justement inviter les autres dans notre monde, dans notre réalité. Pour que cette séparation invisible qui semble apparaitre parfois lorsque je rentre quelque part en fauteuil disparaisse. Pour que plus personne ne nous regarde comme un extraterrestre, avec un regard légèrement apitoyé sur notre triste sort. Pour ne plus jamais avoir justifié et prouvé que l’on est capable de faire quelque chose lorsque l’on a dit que l’on pouvait le faire. Pour que les autres comprennent ce dont nous avons besoin pour dépasser nos limites, et surtout, cette fracture invisible.
Photo de Farnoosh Abdollahi sur Unsplash
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